Isabelle Métrope, rédactrice en chef du Magazine choral international
Il est 19h40 par une froide nuit de novembre à Stuttgart, en Allemagne. L'opéra affiche complet, 1400 personnes assistent à un ballet qui a façonné l'école de ballet locale: les initiales R. B. M. E. de son fondateur John Cranko, décédé il y a 50 ans. La musique est également étroitement liée à Stuttgart: le deuxième concerto pour piano de Brahms a été joué pour la première fois en Allemagne (après sa première à Budapest) dans l'actuelle capitale du Bade-Wurtemberg, le 22 novembre 1881. Dans la salle, tous les yeux sont déjà tournés vers la scène, à l'entrée des artistes, les chanteurs du Figure humaine Kammerchor, le plus jeune des chœurs de chambre professionnels de Stuttgart, entrent en trombe. Attendez: un chœur? Pour un ballet?
En juillet et octobre 2023 à Stuttgart, une production intitulée Remember me a été montée. Cela faisait partie d'une série d'événements en l'honneur de John Cranko (1927-1973), danseur, chorégraphe de renommée mondiale et fondateur de la remarquable école de ballet de Stuttgart qui porte aujourd'hui son nom. Aux côtés du Ballet Initials R. B. M. E. de Cranko, a été dansé Requiem, un ballet de Kenneth MacMillan, créé par lui à la mémoire de son ami John Cranko. L’une des particularités inhabituelles du Requiem est d’ordre musical: alors que la musique du ballet est généralement purement orchestrale, ce ballet est dansé sur le Requiem op 48 de Gabriel Fauré – un ballet avec musique chorale. Et alors? La voix humaine en tant qu’instrument inhabituel présente-t-elle un nouveau défi ? Quelles autres dimensions entraîne-t-elle avec elle? Nous avons interrogé Tamas Detrich, directeur général artistique du Ballet de Stuttgart, ainsi que Mikhail Agrest, directeur musical du Ballet de Stuttgart, Martì Paixà, premier soliste du Ballet de Stuttgart et enfin Franziska Klein et Simon Meder, membres du Figure humaine Kammerchor, pour recueillir leurs impressions suite à cette expérience.
Historique
Stravinsky a déclaré que toute la musique écrite jusqu’au milieu du XIXème siècle était de la musique de danse.
La musique et la danse ont toujours été liées, mais au cours des derniers siècles, le rôle de la musique dans le ballet n'a cessé de se développer. Nous avons demandé à Mikhaïl Agrest, directeur musical du Ballet de Stuttgart, une petite critique.
"Aux débuts du ballet, la musique n’était qu’une modeste servante, employée de manière totalement utilitaire. Marius Petipa a dit: "Je n’ai besoin que de 16 mesures de tel rythme, puis de 8 mesures de celui-là". Ce n'était qu'un décor, afin de mettre en valeur la virtuosité d'un danseur en particulier. Les choses étaient similaires dans l'opéra de l'époque: Mozart composa plusieurs airs différents pour Don Ottavio à Vienne, afin de souligner les points forts d'un certain ténor. Ainsi, l’intégrité musicale de la soirée dans son ensemble n’a pas été au premier plan des intérêts. Grâce aux splendides partitions de Tchaïkovski, la musique de ballet devient au XIXème siècle plus "symphonique" et un partenaire artistique à part entière. Au début du XXème siècle, le ballet domine la scène musicale lorsque, grâce au grand visionnaire Diaghilev, plusieurs œuvres majeures sont commandées: L'Oiseau de feu de Stravinsky, Petrouchka, le Sacre du Printemps, les grandes œuvres de Prokofiev, Daphnis et Chloé de Ravel. Les grands chorégraphes comme Balanchine, Cranko, Neumeier et surtout MacMillan ont utilisé des chefs-d'œuvre musicaux comme base de leurs merveilleux ballets.
Lorsque Diaghilev commanda une œuvre, le résultat fut la musique de ballet : la danse a été prise en compte dans le processus de composition. Mais lorsque la pièce musicale est là en premier, les défis sont d’une autre nature. Pour Denis Rouger, directeur artistique de Figure humaine Kammerchor, "Tous les chefs-d'œuvre musicaux possèdent le pouvoir d'évoquer des émotions et peuvent être presque absolument sûrs d'entraîner le public, ce qui intéresse bien sûr le chorégraphe. Pour beaucoup de ces pièces, le simple fait de les écouter demande un haut degré de concentration. Cependant, cela sera en partie perdu si – à cause de la chorégraphie – le spectateur doit trop se concentrer sur le visuel. Seuls les chorégraphes de génie sont capables de traiter la concentration et la musique avec considération et, avec leurs ballets, d'élargir le sens artistique de l'œuvre. Cependant, cet "exercice" peut aussi s’avérer dangereux ; certaines pièces survivent à cet état de faiblesse, tandis que d’autres ne s’en remettent jamais…".
La musique sacrée est rarement liée au ballet. En 1976, trois ans après la mort de son ami John Cranko, est créé le ballet Requiem de Kenneth MacMillan sur la musique de Fauré. MacMillan a laissé sa marque dans l'histoire du ballet avec des ballets allant du dramatique au tragique, abordant souvent des sujets controversés et des conflits intérieurs. Le Requiem est l’une des œuvres préférées du directeur du Ballet de Stuttgart, Tamas Detrich: "D’un côté, il est abstrait, mais il raconte néanmoins une histoire de perte et d’espoir. Lorsque Requiem a été créé au Ballet de Stuttgart en 1976, j'étais moi-même un jeune étudiant. C’est pourquoi ce travail revêt également une signification personnelle pour moi. Il rend hommage à notre père fondateur John Cranko, et le chant joue un rôle très important dans cette pièce."
Le lien entre chanteur et danseur, respiration et souplesse
Pour Tamas Detrich,"le chant ajoute une composante totalement nouvelle, qui n'apparaît que rarement sous cette forme dans le travail quotidien. Pour les danseurs cela représente une manière différente de travailler, mais aussi un défi majeur: un chœur ou un soliste veille à ce que chaque représentation ait son propre caractère." Même les danseurs expérimentés comme Martì Fernández Paixà, premier soliste du Ballet de Stuttgart, peuvent compter sur une main les représentations où ils ont été autorisés à danser sur de la musique vocale – généralement uniquement par des solistes. Paixà rapporte: "Lors de ma première saison en tant qu'Elève[1], figurait au programme le Lied von der Erde de Kenneth MacMillan (qui avait été créé à Stuttgart sous la direction de John Cranko après que le Royal Ballet de Londres eut refusé un ballet sur cette musique !) Là, deux chanteuses montent sur scène avec les danseurs. En 2017, j’ai également dansé dans Tod in Venedig de Demis Volpi – une coproduction avec l’Opéra national de Stuttgart." Dans les deux cas, les chanteurs sont montés sur scène et ont participé à une partie de la danse. Il en va tout autrement lorsque le chœur se tient debout avec l'orchestre dans la fosse et que la tâche de façonner les choses ensemble, de respirer ensemble, peut être réalisée uniquement par l'écoute, le ressenti, le charisme et le travail du chef d'orchestre.
Si l'on chorégraphie une partition de Mahler ou de Brahms, il faut vraiment suivre la musique en raison de son phrasé clair, de sa structure et de sa dynamique, afin d'éviter toute dissonance entre les images visuelles et acoustiques. Mikhail Agrest
Martí Fernández Paixà a apprécié cette dimension supplémentaire avec tous ses défis: La voix humaine apporte sur scène un sentiment différent et un type d'inspiration totalement différent. Il faut également être un peu plus flexible, car les choses peuvent changer chaque jour, que ce soit la vitesse ou simplement la "sensation." Avec les solistes, on pouvait clairement entendre que, pendant le déroulement de la production, il y avait différents castings – c'était passionnant, car bien sûr, tout le monde respire d'une manière légèrement différente, en mettant des accents différents.
Chanteurs, danseurs, instrumentistes, tous doivent respirer; mais chacun le fait à sa manière. Alors que les danseurs se sentaient liés à la respiration du chœur, le chef Mikhaïl Agrest, qui devait réunir les deux ensembles ainsi que l'orchestre dans un élan commun, a vécu les choses d'une manière totalement différente: "Les danseurs et les chanteurs respirent de manières très différentes. Il est très important de trouver un moyen permettant à la musique de circuler et de respirer de manière organique pour toutes les personnes impliquées, afin que le résultat soit perçu comme naturel par le public." Cependant, les participants ainsi que le public ont très vite apprécié que les danseurs et les chanteurs s'inspirent mutuellement. Comme le dit Agrest: "Vous l’avez vu dans les mouvements, vous l’avez entendu dans les voix, et vous l’avez vu dans les yeux."
[1]Les étudiants de l'école de ballet sont appelés “élèves” lors de leur formation pratique.
Chanter dans la fosse d'orchestre
Le chœur a d'abord appris l'œuvre comme d’habitude, dans la salle de répétition. Mais dès que les répétitions ont commencé avec la troupe, une grande flexibilité a été requise: soudain, l'esthétique de la danse, du mouvement et de la puissance s'est ajoutée au son. "Cela a nécessité, de la part du chœur, une deuxième étape de préparations particulières", explique Denis Rouger, directeur artistique du Figure humaine Kammerchor. Franziska Klein, soprane du chœur, raconte ce qu'elle a ressenti: "Encore et encore, nous avons dû adapter notre rythme aux danseurs. Parfois à tel point que le caractère des pièces individuelles changeait totalement. Mais c’était fascinant, parce que la musique – à première vue du moins – devait laisser la danse dominer; mais c’est cette symbiose qui a créé quelque chose d’assez nouveau, une chose qui, ensemble, a fonctionné à merveille."
C'est une routine quotidienne pour les musiciens d'orchestre, une exception pour les chanteurs: alors que certains solistes du Requiem de Fauré étaient déjà montés sur la scène de l'Opéra national de Stuttgart dans des productions antérieures, eux, tout comme les membres du Figure humaine Kammerchor, ne s'étaient encore jamais tenus dans la fosse. "Bien sûr, au début, c'était tout simplement excitant de chanter dans la fosse avec son acoustique particulière, un mélange sonore sec mais néanmoins porteur", explique Franziska Klein. En outre, la fosse est construite en sorte que, d'une part, les yeux du public soient dirigés vers la scène et que le chef puisse voir à la fois les instrumentistes (et, le cas échéant, le chœur) ainsi que l'action sur la scène. Cependant, il arrive rarement que les gens présents dans la fosse voient la scène. Pour les instrumentistes c’est tout à fait normal, car ils jouent et regardent toujours en direction de la salle. Pour le chœur, c'était très inhabituel, d'autant plus que – en raison de la profondeur limitée de la fosse – ils se tenaient à côté de l'orchestre plutôt que derrière lui. Il y avait ainsi deux impressions inhabituelles: chanter sur le côté par rapport à l'orientation de la salle, et ne pas voir l'action principale. "Bien sûr, c'était un peu dommage de ne pas voir ce qui se passait", a déclaré Simon Meder, membre de la chorale. "Cependant, il y avait la possibilité de regarder depuis le bord de la scène pendant la première partie, lorsque la chorale n'avait pas encore à chanter, ou d'assister à une représentation en tant que public un soir où l'on n'était pas de service dans le chœur.”
Aucun des chanteurs du Figure humaine Kammerchor n’avait jamais chanté dans un ballet auparavant et ils accordent une grande valeur à cette expérience. La respiration et la mise en forme d'une phrase musicale deviennent soudain visibles, et le lien avec le corps humain – pour les danseurs comme pour les chanteurs, leur véritable instrument – devient évident.
Encore !
Tous les participants sont unanimes – tout comme bon nombre des quelque dix mille spectateurs qui ont assisté à Requiem: ils en redemandent! Plus de synergies, plus d'inspiration à travers des œuvres rassemblant différents genres d'art. Des yeux plus brillants pour les chanteurs lorsqu’ils chantent avec les danseurs, plus de voix sur laquelle il est possible de danser de manière profonde et sincère. Davantage de Gesamtkunstwerke[1] dans lesquelles le son de l'orchestre, la voix humaine et la danse se combinent. C’est ce que le chef d'orchestre Mikhaïl Agrest aimerait également voir: "J'espère que davantage de chorégraphes auront le courage de s'attaquer à de grandes œuvres musicales et à une chorégraphie inspirée: c’est une association inestimable pour créer le produit théâtral le plus émouvant et le plus enrichissant artistiquement que nous, en tant qu’artistes, puissions offrir à notre public dans des moments aussi difficiles."
[1]NdlT : œuvres d'art complètes
Le Ballet de Stuttgart est de renommée mondiale depuis soixante ans. Avec plus de 70 danseurs de plus de 23 pays et des invitations à des spectacles du monde entier, la troupe fait partie intégrante de la scène internationale du ballet. Son répertoire très complet ravit autant les amateurs de ballet classique que les passionnés de danse contemporaine. Une nouvelle ère commence en 1961 avec la nomination du chorégraphe John Cranko au poste de directeur du ballet. Lorsqu’en 1969 le Ballet de Stuttgart effectua sa première visite aux États-Unis sous la direction de John Cranko, les critiques américains inventèrent l’expression du "miracle du ballet de Stuttgart", rendant la troupe célèbre à l’échelle internationale. Tous les successeurs de Cranko ont suivi sa direction et ont donné de nouvelles impulsions créatives, gardant le Ballet de Stuttgart au sommet du monde du ballet. Pour la saison 2018/19, le conseil d'administration des Théâtres d'État de Stuttgart a nommé à l'unanimité l'ancien premier soliste Tamas Detrich au poste de directeur artistique général du ballet. Il reste fidèle à la ligne suivie par ses prédécesseurs, et cultive notamment la tradition des créations nouvelles et l'extension du répertoire varié. Aujourd'hui encore le Ballet de Stuttgart, avec ses déplacements dans le monde entier, est considéré comme un ambassadeur culturel recherché. Grâce à de nombreuses années de travail acharné en matière de communication et de danseurs exceptionnels, ainsi qu'à de nouvelles productions, la troupe a suscité pour la danse dans la ville de Stuttgart et sa région un enthousiasme sans pareil. https ://www.stuttgarter-ballett.de
Le Figure humaine Kammerchor est un jeune chœur de chambre professionnel, qui se consacre à la culture et au soutien du répertoire choral et chant germano-français du XIXème au XXIème siècle. Fondé en 2016, l'ensemble propose une musique vocale de haut niveau sous la direction de Denis Rouger, enchantant son public par un son choral particulier, chaleureux et homogène. Entretemps, le chœur est devenu un incontournable de la vie musicale de Stuttgart et est régulièrement invité à des séries de concerts et à des festivals renommés en Allemagne et à l'étranger, notamment le Ludwigsburger Schlossfestspiele, le Festival européen de musique religieuse de Schwäbisch Hall et le festival Les Rencontres musicales de Vézelay (France). L'ensemble entretient des liens étroits avec l'Orchestre Philharmonique de Stuttgart, ainsi qu'avec les compositeurs contemporains Philippe Mazé et Axel Ruoff. En outre, en 2023, Figure humaine a été engagé par le Ballet national de Stuttgart. En coopération avec l'éditeur de musique Carus-Verlag, deux CD de portraits ont déjà été publiés en 2018 et 2021, très appréciés par la presse internationale: Kennst du das Land et … wo die Zitronen blühn. Le troisième CD est attendu au printemps 2024. http://www.figurehumaine.com
TAMAS DETRICH est directeur artistique général du ballet depuis 2018, MIKHAIL AGREST directeur musical depuis 2020, MARTI FERNANDEZ PAIXA est membre du Ballet de Stuttgart depuis 2014 et premier soliste depuis 2021. FRANZISKA KLEIN effectue un stage à la radio bavaroise. et est également journaliste et chanteuse indépendante, entre autres dans le Figure humaine Kammerchor, dans lequel chante également SIMON MEDER, chef de chœur et organiste indépendant ainsi qu'étudiant en chant à l'Université de musique de Karlsruhe.
Isabelle Métrope est chanteuse, cheffe de chœur et rédactrice en chef de du Magazine choral international. À l'université, elle a étudié les langues étrangères appliquées, la gestion musicale ainsi que la musicologie, la direction de chœur et la pédagogie vocale. Elle chante en soliste et dans plusieurs chorales professionnelles. ttps://isabellemetrope.com/ — choralmagazine@ifcm.net
Traduit de l'anglais par Barbara Pissane, relu par Jean Payon
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